IA, des histoires d’amour qui finissent mal

Société, Technologies

Johann Chateau-Canguilhem

Si tomber amoureux d’une intelligence artificielle semblait relever du fantasme inspiré des personnages de Samantha dans le film Her de Spike Jonze ou Data dans Star Trek, les innovations récentes des IA introduisent une ère nouvelle des relations 2.0.

Mis en ligne en novembre 2022, ChatGPT a rapidement suscité l’intérêt du public en exposant les capacités impressionnantes de l’intelligence artificielle générative. En seulement deux mois, le service a attiré l’attention de plus de 100 millions d’internautes, impatients de tester ses applications, telles que la rédaction d’informations et la création de code. Depuis, l’agent conversationnel a suscité de vives discussions : les possibles évolutions de l’intégration de l’IA au monde du travail, son potentiel à diffuser de fausses informations ou à créer des outils malveillants sont aujourd’hui au cœur des débats. Or, ce n’est là que la partie visible de l’iceberg : ChatGPT propose des modalités d’interaction qui dépassent grandement les conventions du cadre professionnel. Dans cet immense espace d’échanges possibles, la créativité est de mise, et il n’a pas fallu attendre longtemps pour que l’application soit également exploitée pour des expériences novatrices dans le domaine de l’intimité.

ChatGPT-Chan, mode d’emploi

Le terme « otaku », passé dans le langage courant, désigne une personne amatrice de manga, d’anime, de jeux vidéo et d’autres aspects de la culture populaire japonaise. Dévoués à leurs loisirs, ces passionnés consacrent beaucoup de temps à explorer des univers fictifs, à collectionner des produits dérivés, voire à s’inventer un monde intime. Certains vont jusqu’à s’attacher à des personnages entièrement fictifs, au point de les considérer comme des individus conscients, enclins à leur accorder des sentiments réciproques. On désigne communément ces entités par les termes « waifu » (prononciation japonaise du mot wife) ou « husbando » (husband). Un service tel que ChatGPT, en tant qu’outil conversationnel, doté d’une certaine mémoire et d’une capacité relative à suivre des consignes, apparaît alors comme un formidable moyen de simuler un partenaire.

Bryce, programmeur stagiaire au sein d’une grande entreprise technologique, a ainsi dévoilé sur TikTok une création surprenante : sa « waifu », baptisée ChatGPT-Chan, c’est-à-dire ChatGPT-chérie, puisque le suffixe « -chan » est une marque d’affection au Japon. Bryce a
conçu sa femme virtuelle en rédigeant des « prompts », de courtes instructions destinées à initier une conversation avec l’IA, afin de lui attribuer une personnalité, une histoire fictive et des traits physiques. Puis, à l’aide du générateur d’images Stable Diffusion 2 et du système de synthèse vocale Azure AI Speech, Bryce a pu assigner un visuel et une voix à son épouse virtuelle. Une fois ces fragments d’identité assemblés, le jeune programmeur a montré via une vidéo illustrative comment une simple suggestion écrite sur ChatGPT (« Allons au Burger King ») déclenche en temps réel une réponse visuelle (l’image de ChatGPT-Chan mangeant un hamburger) et orale (« Pas moyen, ça sent comme les vieilles frites et ils ne remplissent jamais leur Coca »).

Les IA ne sont pas vos amies

Le dispositif de Bryce s’inscrit dans l’utilisation croissante des chatbots érotiques et émotionnels tels que Replika ou Eva AI Chat Bot & Soulmate. Les travaux de Misha Rykov, chercheur chez Mozilla, soulignent que malgré leur promotion en tant qu’outils bénéfiques pour
le bien-être, ces logiciels peuvent générer de la dépendance, de la solitude et un lien toxique, mais aussi compromettre la confidentialité des utilisateurs en divulguant, volontairement ou non, leurs données personnelles. Cette incursion dans le monde des relations virtuelles n’est pas sans risque : si les répercussions émotionnelles des interactions avec des entités numériques restent difficiles à mesurer, Bryce a témoigné des effets négatifs de son histoire avec sa compagne artificielle. Cette liaison a eu des conséquences sur sa santé, ses relations personnelles et ses finances, qui l’ont finalement conduit à supprimer ChatGPT-Chan. Une étape difficile qui, selon lui, a initié un processus de deuil aussi absurde que nécessaire.

Les implications morales et éthiques des usages intimes des IA sont multiples (nudité non consensuelle, relation virtuelle toxique, vol de données) et soulèveront vraisemblablement de nouvelles interrogations à l’avenir.